Récit d’enfance : La cigogne

La cigogne

par Henri WELSCHINGER de l’Institut de France

Ce que je vais raconter se passait à Strasbourg, vers le milieu de décembre, pendant le rude hiver de 1854. J’étais alors âgé de huit ans et j’allais comme externe à la petite institution Voisard. Je la vois encore, cette maison modeste, blottie dans une rue voisine de la Cathédrale. Elle était à deux pas du marché où, deux fois par semaine, j’allais admirer les paysans des environs avec leurs chapeaux à corne rabattus d’un côté, leurs habits carrés, leurs gilets rouges, leurs culottes courtes, leurs bas bleus, leurs gros souliers et leurs longues pipes en faïence. Ils apportaient de grands paniers au fond desquels de malheureuses oies ou de petits cochons de lait poussaient des cris à fendre l’âme. J’aimais aussi à regarder les gentilles paysannes, leurs commères, dont les tresses blondes, les beaux rubans noirs, les bonnets en étoffe brodée d’or et d’argent et les jupes vertes ou écarlates me faisaient oublier souvent les leçons du père Voisard.

Un jour de cet hiver, il se produisit un évènement que ma mémoire n’a point oublié. Nous nous préparions, mes camarades et moi, à soutenir une bataille contre les externes du lycée qui, la veille, nous avaient insolemment provoqués. Il faisait un froid du diable. La neige couvrait la place qui s’étendait devant le lycée et la Cathédrale se dressait étincelante dans l’air bleu, ses dentelures et ses statues toutes vêtues de blanc. Les basreliefs et les festons du portail se découpaient en lignes ouatées sur le grès sombre et les vieux saints de pierre paraissaient grelotter sous leur manteau de glace. Nous étions là une quarantaine, moins occupés à contempler les pittoresques découpures de l’antique Munster qu’à préparer de nombreuses boules de neige. On les disposait en pyramides, à la façon des boulets de canon que nous voyions quelques fois le jeudi en nous promenant du côté de la Citadelle. L’un de nous était général en chef, l’autre commandant, celui-ci lieutenant, celui-là capitaine. Je crois bien que j’étais caporal et que j’avais quatre petits hommes sous mes ordres, ce qui me rendait très fier.

Quatre heures et demie sonnent. La porte du lycée s’ouvre. Les externes apparaissent. Pan, pan, pan, la bataille commence… C’était plaisir à voir la neige s’écrasant ou rejaillissant sur les képis, les manteaux, les sacs, les visages ! Les mains nous brûlaient comme du feu. Je dirigeais mes quatre bonhommes avec une science militaire qui m’étonnait moi-même, et je me croyais un autre Bonaparte à Brienne. Tout à coup, l’ennemi opère un mouvement tournant et se précipite sur notre arsenal. Nous sommes rejetés en arrière, et nos munitions, nos boules de neige si laborieusement amassées tombent en son pouvoir. À notre tour, nous sommes criblés de projectiles, et, tandis que nous nous lançons tête perdue dans la neige qui couvre la place, nous sommes accablés de coups terribles. La bataille était perdue pour nous, lorsqu’une diversion inattendue se produisit.

Une vieille cigogne domestiquée, échappée sans doute de quelque basse-cour, et qui, du haut d’un clocheton, regardait curieusement notre bruyante mêlée, eut une distraction malheureuse. Engourdie par le froid, elle glissa de son perchoir et tomba près de nous. Je jure, que dans tout autre moment, nous l’eussions respectée, car on avait appris à aimer les cigognes ! Mais l’un de nous jeta malencontreusement une boule de neige sur la pauvre bête, et toute la bande, sans pitié, l’imita. On criblait l’oiseau qui servait de cible, et l’on oubliait, dans ce jeu méchant, les colères qui agitaient tout à l’heure les deux camps ennemis et les mettaient si effroyablement aux prises. La cigogne infortunée se battait vainement et allait disparaître dans un tombeau de neige, quand surgit près du palais épiscopal un képi d’un garde de police. À cette vue redoutée, les externes du lycée et les externes de la pension, ramassant quatre à quatre les sacs, les courroies, les livres, les coiffures, prirent la fuite à toutes jambes. Je ne sais pourquoi je restai, mais je restai… À vrai dire je le sus bientôt.

Carte postale patriotique (circulée en 1920) : Cigogne d’Alsace, illustrateur Igor

C’était le remords qui me clouait sur place. Je voyais avec un réel chagrin la cigogne agité son bec, montrer sa petite langue courte et tourner vers moi ses yeux suppliants. Je résolus de venir à son secours. Je commençai par la débarrasser de son énorme amas de neige qui la couvrait. La besogne était assez difficile pour un gamin de huit ans.

Je m’arme de courage et je parviens à dégager ses ailes, sa queue puis ses pattes. Quand elle se redresse, je suis pris d’effroi et veux me sauver. Mais elle retombe épuisée et je reviens auprès d’elle. Je l’aide à se relever. La bonne bête renverse alors sa longue tête en arrière, couche son bec sur son dos, frappe ses mandibules l’une contre l’autre et m’assourdit de ses « cra ! cra ! ». Elle ralentit enfin ses cris, reprend sa position naturelle, puis, hélas ! s’affaisse encore une fois sur la neige.

« Elle a faim ! » me dis-je. Et me voilà cherchant dans mes petites poches quelque chose à lui donner. Rien ! J’ouvre mon sac et trouve un morceau de pain qui s’était glissé dans la grammaire de Chapsal à la page des participes. Je mets – non sans peine – un peu de ce pain dans le bec de la cigogne. J’avais un peur horrible d’être pincé par ce long bec, d’autant plus que l’oeil de l’oiseau me fixait avec une certaine sévérité. Mais le pain ne put être avalé, car la bête n’avait plus la force de le saisir et de le jeter dans son estomac.

J’étais fort embarrassé et fort inquiet. La nuit venait… Il fallait rentrer à la maison. Mais il fallait aussi abandonner la cigogne. La laisser périr sur la neige !… Qui sait ? Elle avait peut-être des enfants, des petits qui attendaient son retour ? Et dire que j’étais presque la cause de son malheur ? Oui, j’allais, dans ma scélératesse, tuer la mère et les cigogneaux !… Je me mis à pleurer près de ma vieille cigogne qui, se roidissant et murmurant des plaintes entrecoupées, semblait mourir.

Heureusement, un passant s’approcha de moi. Il me reconnut. C’était un ami de mon
père. Dès qu’il eut appris l’aventure, il s’empressa de venir au secours du cher oiseau.

Je m’en charge, dit-il et vais le porter chez mon cousin, le propriétaire du jardin Lips, au Contades… Va-t’en, Henriot, va, on aura soin de ta bête ! Ne pleure plus et va manger paisiblement chez toi ta soupe au lait et les bretzels que tu aimes tant !

« Jardin Lips au Contades, promenade près Strasbourg » par Perrin L.A., illustrateur, source Numistral BNU Strasbourg. « Au XIXe siècle, le parc du Contades est l’un des lieux de promenade les plus prisés des Strasbourgeois. Deux restaurants, le jardin Lips et le jardin Kammerer, offrent aux promeneurs des lieux de restauration et de détente. » (source Canopé BNPA)

Deux jours après, j’allais, accompagné de ma bonne mère, rendre visite à la cigogne, au jardin Lips. Elle était toute réconfortée et tout gaillarde dans une immense cage. Aussitôt qu’elle m’aperçut, elle battit des ailes et s’avança vers moi d’un pas grave et mesuré, en hérissant les longues plumes de son cou…

C’était ainsi qu’elle me témoignait sa reconnaissance. Depuis lors, j’ai résolu de ne plus
jeter ni une pierre ni une boule de neige aux cigognes de Strasbourg, et j’ai tenu ce serment.

Henri WELSCHINGER de l’Institut de France, Douze contes alsaciens, édité par BERGER-LEVRAULT, 12 décembre 1919

À venir dans une prochaine publication : l’Alsace et l’origami… avec une cigogne en origami !

Découvrez d’autres contes alsaciens !

2 commentaires

Laisser un commentaire