Question de nationalité : la famille Lobstein

Pour une famille alsacienne, il est parfois difficile de s’y retrouver dans les méandres des changements de nationalité. Notre article « Généalogie en Alsace, le B.A.BA » nous en rappelle cependant les grandes lignes. On a beau acquérir un peu d’expérience sur le sujet, notre esprit a parfois encore des doutes lorsqu’il s’agit confirmer la citoyenneté de certains de nos ancêtres.

Plan de l’article :
– Le droit à la nationalité française a évolué au cours des siècles… quelques étapes clés
– Le cas des Alsaciens et Mosellans : quelle législation pour quelle nationalité ?
– Le cas particulier de la famille de Désirée Lobstein, première danseuse à L’Opéra de Paris

Le droit à la nationalité française a évolué au cours des siècles… quelques étapes clés :

  • Sous l’Ancien régime : devenir sujet du roi
  • 1789 : Apparition de la notion de citoyen
  • 1804 : Code civil
  • 1851 : Instauration du double droit du sol
  • 1889 : Assouplissement des règles d’acquisition de la nationalité française
  • 1919 : Appel massif à la main d’œuvre étrangère
  • 1940 : Suspension des naturalisations
  • 1945 : Annulation des lois de Vichy
  • 1973 : Modification du code de la nationalité
  • 1984 : Fin des incapacités pour les étrangers naturalisés Français
  • 1993 : Réintroduction du code de la nationalité dans le code civil
  • 1998 : Rétablissement du principe de l’acquisition de plein droit de la nationalité française
  • 1999 : Français « par le sang versé »
  • 2003 : Renforcement de l’adhésion aux valeurs et règles de droit républicaines
  • 2006 : Promotion d’une immigration et d’une intégration réussies et lutte contre l’immigration illégale
  • 2011 : Renforcement des connaissances requises pour devenir français et rédaction de la charte des droits et devoirs du citoyen français.

Historique du droit de la nationalité françaiseMinistère de l’Intérieur et des outre-mer

Carte d’Alsace : Alsace germanique avant 1648 (carte en haut à droite), Alsace morcellée, progressivement française de 1648 à 1789 (carte centrale), Alsace française en 1789 (carte en bas à droite), Elsass-Lothringen en 1871 (carte en bas à gauche).

Le cas des Alsaciens et Mosellans : quelle législation pour quelle nationalité ?

  • 1648 : L’Alsace, terre du Saint Empire romain germanique, est progressivement intégrée au Royaume de France après les conquêtes de Louis XIV.
  • 1871: L’Alsace et la Moselle deviennent allemandes à l’issue de la guerre franco-prussienne. Les habitants des territoires cédés à l’Allemagne peuvent « opter » pour la France et aller s’installer en « France de l’intérieur ». Il y a 150 ans, l’Alsace devenait allemande 1870-1871 / 10 mai 1871 : la rupture / L’option de nationalité
  • 1914 : Naturalisation des Alsaciens-Lorrains : La Loi du 5 aout 1914 a permis à ceux d’entre eux engagés volontaires dans l’armée française de redevenir français (voir la publication au Journal officiel sur le site de la BnF).
  • 1919 : L’Alsace et la Moselle redeviennent françaises à l’issue de la Première Guerre mondiale. Leurs habitants peuvent être « réintégrés » à certaines conditions. Les Alsaciens sont soumis à un régime de cartes d’identité suivant leur degré de sang français (le droit du sang prévaut sur le droit du sol). Challenge AZ : I comme (carte d’) Identité 1918 / Challenge AZ : R comme Réintégration
  • 1940 : L’Alsace et la Moselle sont de facto annexées au Reich allemand. Les habitants des territoires annexés deviennent allemands sans traité ni concertation (leur sort n’est pas évoqué lors de la signature de l’armistice du 22 juin 1940). L’Ahnenpass (passeport des ancêtres) est exigé de tous les fonctionnaires alsaciens (preuve de l’absence d’origines juives ou francophones). Challenge AZ : A comme Ahnenpass
  • 1945 : rétablissement des frontières et du droit français.

Ces données sont indispensables pour préciser le cadre historique, mais ne permettent pas toujours de répondre à la question : quelle législation pour quelle nationalité ? Les cas particuliers sont très nombreux et demandent parfois des recherches approfondies.

Prenons le cas de la famille Lobstein.
La célèbre première danseuse à L’Opéra de Paris, Désirée, était-elle bien devenue française ? Tout semble l’indiquer, alors pourquoi ai-je ce besoin de le confirmer pour m’en convaincre ?
Désirée LOBSTEIN de l’Opéra de Paris – Tirage Atelier NADAR – BnF

Son père Jacques, frère de mon arrière-arrière-grand-mère, est né français en 1825 à Berstett, village alsacien à environ 15 km de Strasbourg. Après son service militaire français, il entre comme contremaître surveillant (1852) puis devient agent secondaire aux travaux du Rhin (1854). Admis au concours des auxiliaires des Ponts et Chaussées, il rejoint la compagnie des chemins de fer autrichiens sur recommandation de M. Emile Kopp. Il se marie avec Johanna Julia Löwy (hongroise) en 1857 (consentement de ses parents, certificat de l’Ambassade de France à Vienne). Ils auront trois filles nées hors de France : Antonia Philippine Anna Marie (1857), Camille Rose Valentine (1862) et Désirée Marguerite Valentine (1868).

En 1880, Jacques souhaite revenir en France et obtenir un poste dans les chemins de fer français, car sa fille ainée est malade. Or, après la guerre franco-prussienne, l’Alsace et la Moselle sont rattachées au Reich allemand (Traité de Francfort, 10 mai 1871) et forment une seule entité : le Reichsland Elsaβ-Lothringen. Les Alsaciens sont allemands à moins qu’ils n’aient « opté » pour la nationalité française (avant le 1er octobre 1872) et quitté le territoire alsacien.

Jacques, ignorant de la situation, n’avait pas opté, et était donc de facto allemand. Pour pouvoir s’installer dans le sud de la France avec sa famille, il demande sa réintégration à la nationalité française qui lui sera accordée par décret paru au Journal Officiel du 26 octobre 1880. On peut retrouver les modes d’emploi sur les recherches de dossiers de naturalisation, les demande d’admission à domicile et de réintégration à la nationalité française sur le site des Archives nationales de Pierrefitte (voir le dossier d’aide).

C’est ainsi que j’ai pu obtenir tout le dossier —- X 80 concernant la demande de réintégration de Jacques auprès des Archives nationales de Pierrefitte.

Mais quel est le texte applicable en 1880 ?… le code civil de 1804. Cependant, l’article 18 du Code ne fait nullement mention de la perte de la qualité de Français par suite d’un démembrement de territoire.

Pas facile de « décoder » les textes de loi pour les appliquer à un cas personnel. Je crois obtenir un début d’explications en lisant la thèse pour le doctorat en droit de l’Université Paris-Est, présentée et soutenue publiquement le jeudi 6 octobre 2011 par Arzu AKTAS : « L’acquisition et la perte de la nationalité française (1804 – 1927) ».

« Par suite, il en résulte que l’Alsacien-Lorrain qui n’opte pas dans le délai légal, qui veut recouvrer la qualité de Français peut réclamer le bénéfice de l’article 18 du Code civil de 1804. Il doit alors rentrer en France avec l’autorisation du chef de l’Etat et déclarer qu’il veut s’y fixer et qu’il renonce à toute distinction contraire à la loi française.
Il doit donc pour redevenir Français, être naturalisé comme tous les autres étrangers.
Pour cela, il doit adresser au garde des Sceaux :

  •  Une demande en double, dont un sur papier timbré, contenant l’engagement de payer les droits de sceau qui s’élèvent à la somme de 175 fr 25 ; (Jacques demandera à ne pas régler cette somme).
  •  L’acte de naissance traduit et légalisé. Après une information administrative, le ministre, s’il le juge nécessaire, soumet à la signature du Président de la République un décret de réintégration dans la qualité de Français.

La Chancellerie n’accorde la réintégration aux Alsaciens-Lorrains que d’après la distinction suivante :

les Alsaciens-Lorrains, nés avant le 1er janvier 1851, qui veulent recouvrer leur nationalité d’origine peuvent solliciter leur réintégration dans la qualité de Français sans aucune condition ; il suffit qu’ils joignent à leur demande rédigée sur papier timbré une expédition de leur acte de naissance et un extrait de leur casier judiciaire.

Quant aux Alsaciens-Lorrains nés après le 1er janvier 1851, ils ne peuvent demander la réintégration que s’ils sont munis d’un permis d’émigration de l’autorité allemande ou d’un certificat de réforme dans l’armée allemande, ou s’ils peuvent justifier de services militaires dans l’armée française ; dans le cas contraire, ils peuvent solliciter la naturalisation à la condition de justifier d’une résidence non interrompue en France pendant dix années ; sinon, ils doivent se borner à demander l’admission à domicile. Les jeunes gens nés après le 1er janvier 1851, qui ne possèdent ni une option, ni un permis d’émigration allemand, sont tenus de se conformer aux dispositions de la loi du 29 juin 1867, s’ils veulent se faire naturaliser Français. Aux termes de cette loi de 1867, l’étranger qui désire obtenir la qualité de Français doit d’abord être admis par décret à établir son domicile en France, conformément à l’article 13 du Code civil (admission qui lui donne la jouissance des droits civils, mais non la qualité de Français). La demande tendant à l’admission à domicile en France doit être rédigée sur papier timbré et accompagnée de l’acte de naissance du pétitionnaire, traduit et légalisé. Elle doit contenir l’engagement d’acquitter les droits de sceau (175fr 25 c).

[NB : Cette distinction s’explique par la date clé de 1851 qui instaure le double droit du sol : est français toute personne née en France et dont l’un au moins des 2 parents est aussi née sur le sol français (article 19-3 du Code civil).]

Quant au fils d’un Alsacien-Lorrain, celui-ci peut avoir une autre nationalité que celle de son père. Le traité de Francfort, en date du 10 mai 1871, ratifié le 18 du même mois par l’Assemblée nationale impose la formalité de l’option à tous les sujets français, majeurs ou mineurs, pour conserver leur  nationalité d’origine, et nulle considération ne peut modifier les conditions exceptionnelles que les Alsaciens ont dû subir.

Les enfants mineurs d’un Alsacien-Lorrain réintégré dans la qualité de Français, en vertu de l’article 18 du Code civil ne sont aptes à recouvrer eux-mêmes cette qualité, d’après la jurisprudence ministérielle, qu’en sollicitant, à l’âge de 21 ans, un décret de réintégration.

La femme et les enfants majeurs de l’étranger qui demandent à devenir Français soit par la naturalisation, soit par la réintégration doivent, s’ils désirent obtenir eux-mêmes la qualité de Français, sans condition de stage, par application des articles 12 et 18 du Code civil, joindre leur demande de naturalisation à la demande faite par le mari, par le père ou par la mère. Aux termes des mêmes articles, les enfants mineurs d’un père ou d’une mère survivant naturalisés ou réintégrés deviennent Français.« 

HAL :  L’acquisition et la perte de la nationalité française (1804-1927) – pages 259 et suivantes.

Dans le dossier de demande de réintégration, la Préfecture du Var adresse au Ministre de la Justice un courrier de Jacques précisant que sa femme, d’origine hongroise est disposée à signer une requête. En 1880 leurs filles ont respectivement 23 ans (Antonia Philippine Anna Marie), 18 ans (Camille Rose Valentine) et 12 ans (Désirée Marguerite Valentine).

Comme il est spécifié plus haut, les filles de Jacques et de Julia ont-elles demandé, à l’âge de 21 ans à être françaises ? Je n’ai rien trouvé en ce sens dans les Archives nationales.

Une nouvelle loi sur la nationalité est promulguée le 26 juin 1889. Devient alors français, tout individu né d’un français en France ou à l’étranger (art.8), l’étrangère qui aura épousé un français suivra la condition de son époux (art.12).

Par ailleurs un français qui a perdu sa qualité de français, peut la retrouver pourvu qu’il réside en France en obtenant sa réintégration par décret. La qualité de français pourra être accordée par le même décret à la femme et aux enfants majeurs, s’ils en font la demande. Les enfants mineurs du père ou de la mère réintégrés deviennent français, à moins que, dans l’année qui suivra leur majorité, ils ne déclinent cette qualité … (art.18).

Johanna Julia Löwy, Camille Rose Valentine et Désirée Marguerite Valentine (l’aînée est décédée) sont-elles devenues automatiquement françaises ?

Il me manque certains éléments. En principe la demande ayant été déposée auprès de la préfecture du Var, les archives départementales du Var devaient également avoir un dossier. Malheureusemnent il n’a pas été donné de suite à ma demande de renseignements.

Que nous précisent les autres documents :

  • En 1885, quelqu’un demandait au foyer de la danse à Mlle Lobstein (Désirée, première danseuse à l’Opéra de Paris) : « Vous êtes allemande n’est-ce pas ? ». Elle avait répondu naïvement : « Oui Monsieur, est-ce que cela se voit dans la salle ? » (BnF)
  • En 1890, un chroniqueur la complimente : « La dernière fois que tu as dansé, ce n’est pas ta nationalité allemande comme tu en avais peur jadis, qui se voyait de la salle, ma belle ! » (BnF)
  • Le recensement de 1926 : Camille est hongroise, pas de précision pour Désirée – aucune indication de leurs nationalités n’est précisée sur le recensement de 1931. (BnF)
  • De 1914 à 1918, Camille est infirmière de l’U.F.F. et obtient une médaille d’honneur (celle d’argent) des épidémies par décision ministérielle en 1917. Désirée participe également à l’effort de guerre. (BnF).
  • La « succession d’Auvergne » possède un passeport de République Française, passeport à l’étranger délivré à Camille en 1928 (prolongé jusqu’en 1930) par la préfecture de police boulevard du Palais (Paris 7ème).
  • Henri, le fils de Désirée a un dossier militaire français. Je possède une carte d’identité signée de l’Etat-Major de la Marine ainsi qu’une carte d’identité de 1954 spécifiant qu’il exerce les fonctions d’ingénieur auprès de Comité central de Bâtiments et des Travaux Publics de Paris.
En conclusion :
N’ayant pas trouvé de demande de nationalité française aux Archives nationales pour Camille et Désirée, je pense qu’elles ont dû l’acquérir automatiquement en 1889. Mais comment savoir s’il a été fait des demandes de passeport ?
Johanna (1831-1894), leur mère, a-t-elle bien acquis la nationalité française ?
Henri, le fils de Désirée, né en 1891 serait français car né de mère française.

Christine LD, membre de la section Île-de-France du CGA

Complément de recherches :

Déclaration d’option d’un Alsacien-Mosellan (1872-1873) (attention, seules les listes du Bulletin des lois font preuve en matière d’option) : *Options déclarées en Alsace-Moselle : Archives départementales du Haut-Rhin et du Bas-Rhin *Options déclarées hors Alsace-Moselle : Archives nationales

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