Ostheim – Souvenirs de l’automne 1944

Les combats en décembre 1944 à Ostheim, j’avais 13 ans à l’époque et me souviens comme si c’était hier !

Né en juillet 1931, j’avais 13 ans en automne 1944 au moment de cette période pleine de troubles, mais grâce à notre labeur et les faveurs de notre Seigneur nous avons eu une récolte abondante en fruits et légumes. Maman a pu mettre beaucoup de confiture, de fruits, du foie gras après le gavage des oies et des cuisses de lapins en bocaux en prévision de ma confirmation au printemps prochain. L’alimentation avec les cartes posant avec les années de plus en plus de problèmes heureusement à la campagne nous avions plus de chance et nous pouvions prévoir et faire des réserves. Depuis le mois d’octobre nous avons rentré certains légumes, les pommes de terre, avons tué le cochon dont une partie allait au fumoir une autre salée et mis dans une cuve, la choucroute dans une autre le tout stocké dans la cave comme tous les ans.

Au niveau local, les Alliés avaient pratiquement acquis la suprématie dans le ciel et s’approchaient de plus en plus de notre région. On observait tous les jours très hauts dans le ciel, des escadrilles de bombardiers alliés qui laissaient derrière leur passage des traînées de condensation provenant des échappements des moteurs. Autour d’eux, pour les protéger des attaques de la chasse allemande, virevoltaient des avions de chasse. À l’approche du Rhin, ils lâchaient par milliers des bandes de papier aluminium qui brillaient au soleil et on entendait comme un bourdonnement dans le ciel, c’était pour tromper la détection allemande. Plus ils allaient vers l’est à l’approche du Rhin on observait alors des flocons blancs autour des escadrilles, c’était la DCA allemande qui ripostait. De temps à autre, des solitaires touchés ou qui avaient des ennuis mécaniques ou autres, entamaient un retour en solo. Ils n’avaient souvent comme solution que de se crascher au sol ou de tenter un atterrissage forcé avec tous les dangers que cela impliquait, certains se dirigeaient aussi vers la Suisse pour tenter leurs chances.

Leurs retours se faisaient à des intervalles plus ou moins longs et nos parents en déduisaient que telle ou telle ville avait été bombardée. Vers chez nous, à plus basse altitude, on voyait les ballets infernaux des chasseurs anglais ou américains, bien plus tard en octobre des Français avec leurs Mustangs, Spitfires, Lightning, etc. cherchant les unités allemandes qui battaient en retraite par les routes et les voies ferrées. L’aviation allemande était pratiquement inexistante sauf de temps en temps un Messerschmitt 109 qui passait en rase-mottes. Parmi les innocentes victimes de ces raids aériens, il y eut M. Ketterer Léo fils qui pendant une permission, fut touché mortellement sur son chariot en rentrant les foins le 11 septembre 1944. Par la suite Ostheim subit encore de nombreuses attaques aériennes et des bombardements, entre autres celle de la scierie Haety-Woeltz et de la gare, là les bombes sont tombées trop loin, dans les champs vers la route de Ribeauvillé. Le soir même la zone le long de cette route était bouclée par des gendarmes et le lendemain en allant à l’école il y avait déjà des internés politiques reconnaissables à leurs tenues bariolées qui creusaient autour des impacts de bombes non explosées pour les déterrer.

En 1944 nous étions nombreux à aller en classe à Ribeauvillé. Henri et Maurice Fink, René Federlen, Etienne Uhl, André Ostermann fréquentaient la Dreiburgenschule (le lycée actuel). Marthe Hartmann et moi-même, nous allions à la Hauptschule (école secondaire) on se donnait rendez-vous à la sortie nord du village. Se sont jointes à nous à partir d’août 1944 Alice Spiegel et Germaine Burgel. Il était fréquent sur le chemin du retour de l’école qui se terminait à 13h30, de sauter du vélo pour nous mettre à l’abri dans le fossé qui bordait la route entre Ribeauvillé et Ostheim ou derrière un arbre quand les avions de chasse alliés faisaient du rase-mottes à la recherche d’une cible militaire ou civile. On entendait les moteurs mais on avait souvent du mal à les apercevoir, car ils piquaient toujours en ayant le soleil dans leurs dos et nous en regardant vers le soleil nous étions éblouis et avions du mal à les voir.  C’est à cette époque que la cour de notre école à Ribeauvillé (avant l’école des sœurs) était fréquemment occupée par des unités très importantes de la milice de Vichy qui fuyaient devant l’arrivée des Alliés.

Durant le mois de septembre 1944, les derniers chevaux furent réquisitionnés par l’Armée allemande, ainsi que les classes 29 et 30 pour faire des fortifications et des tranchées sur la Crête des Vosges. La classe 28 était déjà incorporée soit dans l’armée, soit dans la défense antiaérienne. Un grand nombre d’entre eux refusaient de partir et se cachaient dans le village ou dans le vignoble, Beblenheim, Riquewihr où carrément chez les parents proches. À partir du 2 septembre les cours dans les écoles d’Alsace n’étaient plus assurés. Dans mon école la Hauptschule (les enseignants étant tous allemands, ont fui outre Rhin), par décision je devais me présenter chez Mme Umdenstock, mon ancienne institutrice de l’école d’Ostheim, elle avait pour mission de nous emmener avec la 5ème classe d’Ostheim (les aînés de l’école primaire), biner les plantations de jeunes arbustes à côté de la maison forestière du Niederwald, forêt de Colmar.

On prenait le sentier qui y mène par la forêt communale mais vers les prés à découvert nous n’étions pas à l’aise, la maison forestière située en plein dans une clairière, même dans ces mauvaises herbes nous avions toujours un regard vers le ciel, dans l’attende d’une attaque aérienne sur le dépôt.

La rue de l’église à gauche la boulangerie Siegwalt Jacques, notre maison x, puis celle du Cordonnier Barbaras Henri, au fond la maison de Schaerlinger Paul.
C’est sur cette place devant l’église Catholique que s’installaient les vétérinaires et Officiers Allemands lors de la réquisition des chevaux.

Car une grande partie de la forêt du Niederwald était à cette époque occupée par un dépôt d’essence de l’Armée allemande, il était bien gardé et interdit au public. Dans la commune stationnait aussi une unité de transport de carburant équipé de camions citerne, entre autres aussi des Bedford couleur sable prise de guerre anglaise d’Afrique du Nord (cela je l’ai seulement découvert lors de mes recherches). Ils se cachaient dans la journée sous les arbres, mais toutes les nuits par ce va-et-vient de ces camions citernes, une certaine angoisse et peur régnait tout de même chez les villageois.

À la maison quand on avait un moment de détente, on se retrouvait entre copains sur les marches de l’église protestante pour observer la retraite de militaires allemands souvent mal habillés et hirsutes dont certains évitaient les grands axes trop dangereux et contrôlés et passaient par des routes secondaires comme la route de Jebsheim. Ces hommes qui fuyaient devant nos yeux et qui défendaient la cause allemande venaient de tous les horizons, il y en avait de toutes les races, des Hindous avec leurs turbans et uniformes couleur sable un badge « Freies Indien – Inde libre » sur la manche droite, idem des Africains, des Cosaques avec leurs drôles d’attelages aux petits chevaux et charrettes à arceaux.

D’autres, poussant des vélos souvent en piteux état, demandaient à M. Barbaras Charles qui avait un atelier de réparation autos/vélos de les réparer. Fin novembre, les Alliés approchaient, on entendait nos parents discuter avec les voisins qu’ils seraient à Gérardmer tandis qu’un soir nos regards se portaient en direction de Hunawihr : au-dessus des Vosges le ciel avait une lueur rouge, on supposait que Saint-Dié brûlait. C’est aussi à cette époque que tous les hommes valides devaient aider les quelques militaires qui occupaient le village à mettre en place des barrages antichars sur les entrées du village, un sur la route de Guémar à hauteur chemin du cimetière et un route de Beblenheim devant la maison Grauer Emile avec des grumes qu’on avait réquisitionnées de cette même scierie Grauer.

La ligne de front se rapproche, les combats ont lieu devant nos portes.

Les tirs d’artillerie se rapprochaient de jour en jour et l’aviation alliée était de plus en plus active dans un ciel bleu azur toujours dégagé. La peur de ce qui allait se passer nous angoissait. Les gens parlaient de libération éminente et fin novembre le bruit des tirs d’artillerie devenait plus audible. Les militaires postés autour des ponts dans le village s’affairaient partout préparant leurs défenses, eux aussi ne savaient pas ce qui les attendait et étaient très énervés. Je me souviens ainsi du 1er décembre 1944 la Fecht était en légère crue et le matin j’étais encore allé chercher du lait pour ma tante Adolphine Sturm chez M. Kiechel Jules agriculteur habitant dans la route de Guémar rive gauche de la Fecht, donc de l’autre côté. La nuit du 1er au 2 décembre s’était bien passée nous avons dormi dans nos lits, à l’exception d’un constant va-et-vient de militaires dans la rue qui déroulaient des câbles téléphoniques. Le lendemain il y avait toujours beaucoup de mouvements militaires et le bruit des tirs se rapprochait encore. Avec mon père, nous mettions diverses choses en sûreté dans la cave. La nuit nous étions très angoissés ; nous avions peur de ce qui allait nous arriver et dormions très peu. Les aînés qui se rassemblaient un peu partout dans les rues parlaient déjà de libération.

La matinée du dimanche 3 décembre 1944 était une belle journée avec un ciel bleu azur mais il soufflait une légère brise fraîche. Les gens qui avaient assisté au culte à 10 heures ou à la messe rentraient rapidement chez eux, tous étaient sereins et pensaient à la libération proche. Rien ne laissait présager le désastre qu’allait subir le village durant les semaines à venir. Etant toujours en vadrouille et curieux, vers 11 heures 30 je rencontrai un copain de rue, Henri Heim et la curiosité aidant, nous avons décidé de grimper sur la galerie de l’église protestante. Je connaissais bien le parcours, puisque depuis le dernier dimanche des Rameaux j’étais confirmand et je devais aider tous les dimanches à sonner les cloches, ainsi pendant le sermon du pasteur je profitais et m’aventurais parfois plus loin jusqu’à la plateforme des cloches et trouver l’échelle qui monte dans la tour. Du haut du clocher où soufflait une brise fraîche, la vue était formidable. À travers les colonnes de la balustrade vers le nord car nous n’osions pas nous lever, nous observions du côté de Bergheim et de Ribeauvillé, les impacts d’artillerie qui semblaient venir du côté du Haut-Koenigsbourg, quand subitement derrière nous un officier allemand avec deux soldats nous a ordonné de quitter ces lieux le plus rapidement possible sous peine de sanctions, on obéit aussitôt et nous descendions rapidement la peur au ventre et, arrivés en bas, on se mêlait à foule. Longtemps après, lors de mes recherches, en lisant des rapports militaires j’ai appris qu’ils venaient d’installer un poste d’observation ou de guidage pour l’artillerie. Après le repas toujours par curiosité je me retrouvais de nouveau près de la mairie, il y avait pas mal de monde qui faisait de même et attendait des évènements, quand subitement notre attention fut éveillée par des bruits d’explosions au nord du village vers Guémar. Nous allions nous mettre à l’abri contre le mur de l’épicerie Furstoss, lorsque nous voyons débouler par la route de Guémar une multitude de charrettes cosaques attelées de petits chevaux transportant des militaires dont beaucoup étaient couchés et paraissaient blessés ou déjà morts.

Un bombardement a dû les surprendre, car ils traversèrent le village à toute vitesse direction Colmar. Nous avons appris par la suite que c’était une unité de Cosaques du 30ème Waffen SS détaché pour des questions disciplinaires venant de Sélestat. Les unités du 143ème Régiment de la 36ème DIUS occupaient déjà les contreforts du Haut-Koenigsbourg, et nous supposions qu’ils avaient été pris sous le feu de tirs d’artillerie alliés entre Guémar et Ostheim. C’est aussi ce jour, dans l’après-midi que les premiers obus touchaient le village, les impacts se situaient autour de l’église protestante dont la tour était très haute, sur la maison de Froehlich Adolphe juste à côté de l’église, la maison de Wickersheim Jacques dans la rue de l’église et des maisons sur la route nationale autour des ponts. Ils visaient spécialement les points vulnérables comme les ponts et le clocher de l’église protestante où les Allemands avaient installé un poste d’observateur d’artillerie. Le reste de la journée, j’aidais mon père à consolider l’entrée de la cave avec des madriers et à mettre des sacs de sable devant les soupiraux. Elle était la plus sûre du quartier avec sa voûte en béton armé et à partir de cette date nous nous sommes installés à la cave. Le lendemain lundi 4 décembre je devais encore faire un saut de l’autre côté du village rive gauche pour chercher du lait à ma tante, ma cousine plus jeune avait peur, mais déjà les pionniers de la 708ème   Volks-Grenadier-Division renvoyaient les civils et interdisaient le passage des ponts qu’ils prévoyaient de faire sauter durant la nuit du 4 au 5   décembre, ils durent s’y prendre à plusieurs reprises pour en arriver à bout.

Le 5 décembre dans la matinée, pendant que des unités du 143ème Regt. d’Inf. U.S. de la 36ème Div. d’Inf. U.S. du Major Général Dahlquist venant de Ribeauvillé et de Beblenheim attaquaient le village rive gauche, âprement défendu par des éléments de la 16ème Volks-Grenadier-Division commandée par l’Oberst Moecke. Dans la soirée, les gars du 3ème Bat. du 143 Rgt. de la 36ème D.I.U.S. occupaient la rive gauche et se trouvaient devant les ponts détruits. Ils ont même tenté une traversée de la rivière au niveau des deux ponts mais furent refoulés dans la soirée par des éléments de la 708ème Volks-Grenadier-Division sous le commandement de l’Oberst Bleckwenn et de la Panzer Brigade 106 sous le commandement de l’Oberst Baecke venu en renfort. (Voir les rapports du 05/12/44 de l’AK. LXXXX et du 06/12/44 du 143ème RCT US.) Il y eût encore quelques échanges de tirs à l’arme légère et on en est resté là, chacun campant sur son coté. La Fecht devenant ligne de front la Hauptkampflinie à partir de ce jour. Ce jour du 05/12/1944 sur la rive droite, les Allemands étaient peu nombreux et nos parents se demandaient pourquoi les Américains ne venaient pas jusqu’à chez nous. C’était le début de l’enfer qui allait nous clouer dans les caves pendant de longues semaines.

Mais revenons à ce dimanche 3 décembre : Dans l’après-midi les Allemands installèrent quelques pièces d’artillerie lourde dans les jardins de la « Altgass ». Ils étaient tout près des maisons, la situation devenait plus que sérieuse. Dans la soirée des tirs épars de l’artillerie américaine touchaient le village. Le 4 décembre, il devait être autour de 16h je me trouvais sur la petite place devant l’église catholique à l’abri sous les marronniers, quand soudain les Allemands se sont mis à riposter avec une batterie de canons mis en position à l’est du village dans les jardins de la Altgass. Et subitement en un rien de temps, la grange de M. Charles Hartmann s’embrasa, suivie rapidement par celle de M. Gottfried Grimm et de Charles Sturm. Comme tous les bâtiments agricoles se touchaient, rapidement ce ne fut plus qu’un immense brasier dans la soirée lugubre. Tout fut prisonnier de ce feu gigantesque, les gens couraient en tentant de sauver le bétail des flammes, mais en vain. Je me souviens du cri des bêtes qui devaient se débattre et tirer sur leurs chaînes, des cochons l’échine en feu, des poules, des oies qui couraient affolées dans la rue. Dans les deux églises on sonnait les cloches et l’artillerie allemande tirait toujours. Il n’y eu d’accalmie que vers le matin. C’était dantesque, le ciel rougit par la lueur des flammes mais personne n’y prenait plus garde, chacun ne pensait qu’à sauver ce qui pouvait encore l’être car tout le quartier dans la rue de l’église était en danger. Quelques pompiers étaient venus avec l’ancienne motopompe et courageusement aidés des voisins combattaient le sinistre mais n’arrivaient qu’à limiter les dégâts.

La mairie en ruine après les combats de l’hiver 1944/45.
À gauche les squelettes des arbres du square situé entre les deux ponts.

Le fourgon allemand et la pompe mis à disposition par la Reichsfeuerwehr en 1941 en remplacement de l’ancien matériel version française avaient de nouveau été repris par les Allemands à l’approche des Alliés. Quand nous revenions à Ostheim après l’Armistice, l’ensemble du matériel et les tuyaux d’incendie étaient encore en place, et la rumeur circula, que ce furent les Allemands qui, pour dégager leur champ de tir, avaient tiré dans les granges.

En voyant ce feu un instant j’étais comme cloué sur place, je sentais couler sur mes joues les larmes chaudes de la peur, j’étais pris de panique devant ces évènements. À toutes jambes je couru vers notre maison tout à côté, là mon père prenait déjà des dispositions pour protéger l’arrière de notre maison du sinistre. Elle n’était séparée des granges que par le jardin du cordonnier M. Henri Barbaras. Papa m’ordonna de monter au grenier et de faire le guet et surveiller l’avance de l’incendie, avec comme seule défense un seau d’eau avec la pompe à mains, là-haut, seul dans la nuit noire, j’étais mal à l’aise, j’avais la trouille. Ces flammes qui montaient haut dans le ciel, la fumée et la chaleur qui commençaient à m’incommoder, l’odeur de chair brûlée, les cris des bêtes agonisantes dans les flammes, cet immense brasier qui ravageait le quartier, tout cela me terrifiait. Je venais tout juste d’avoir 13 ans et j’avais peur que ce feu arrive jusqu’à moi. Dans la nuit, mon père me rappela de mon poste ; le plus grand danger pour nous était passé. Mais les granges et les maisons avaient brûlé.

Mes parents décidèrent alors de mettre certaines choses à l’abri chez la famille Daniel Mercky dans la « Hintergasse » (route de la Gaensmatt) qui paraissait plus sûre car plus loin des ponts et des églises que nous. Nous chargions l’une des malles sur la charrette et nous voilà partis mon frère Richard, moi avec maman. Nous avions juste le temps de décharger que le bombardement a repris.  Nous étions pris au piège, plus de retour possible et nous passions la nuit dans la cave de M. Manny Eugène qui avait la gentillesse de nous accepter malgré le grand nombre de personnes qui y était déjà.

Les deux ponts détruits, vue de la rive gauche après les combats de l’hiver 1944/45,
de face, l’école protestante, le mur des cigognes, l’église catholique.

Assis sur des chaises, nous n’avons pu dormir de la nuit et le lendemain matin pendant une accalmie nous avons rejoint notre cave qui était plus sûre avec sa voûte bétonnée où nous nous sentions plus en sécurité et heureux d’être ensemble à la maison. Suite aux évènements dans la cave il y avait déjà nos voisins venus se mettre à l’abri.

Nous étions alors : 

  • M. Frédéric Barbaras (Fritz‘oncle)                                               
  • M. Jacques Siegwald et Mlle Amélie sa fille
  • Mes parents, mon frère Richard et ma sœur Marie-Louise, qui était rentrée depuis quelque temps, elle travaillait au pair dans une famille à Beblenheim pour éviter l’incorporation dans le R.A.D. Ensemble nous allions passer notre première nuit dans notre cave. Je m’endormis sur la réserve de pommes de terre et le matin en me réveillant je découvris beaucoup de gens qui étaient venus trouver refuge pour la nuit. J’avais si bien dormi que je ne m’étais plus rendu compte de rien. C’était des familles qui habitaient près de la Fecht et dont les maisons se trouvaient maintenant en première ligne.
  • M. et Mme Henri Siegwald avec leur fille Hélène
  • M. et Mme Edouard Jehl avec leur fils Georges et leurs filles Andrée et Germaine
  • M. et Mme Jaeger Auguste
  • M. et Mme Jules Ketterer (qui ne sont restés que 2 jours, puis ont rejoint la cave Rentz)

Nous voilà cloués dans notre cave durant 20 longs jours, certains jours nous étions entre 16 et 22 adultes, plus 6 enfants. Dans cette promiscuité, on s’éclairait aux bougies et à la lampe à pétrole, l’hygiène n’était plus à l’ordre du jour. Nous, nous lavions tous les trois à quatre jours. Mais le plus pénible ce n’était pas la saleté, mais c’était de rester durant d’interminables heures, assis à attendre que les bombardements finissent, des crampes aux jambes et les pieds enflés, la poussière qui passait par tous les interstices et cet air qui sentait la poudre et le phosphore.

La rue de l’église vue du nord, à gauche les ruines des maisons Wintermantel Emile, Utzmann Charles, la boulangerie Siegwald Jacques et Sturm Jacques.
Au fond l’église catholique,
la maison de Scherlinger Paul après les combats de l’hiver 1944/45.

Les grandes personnes priaient beaucoup, surtout durant les bombardements et toutes ces promesses qui avaient été faites mais très vite oubliées après la guerre. Faire à manger était délicat, dès que de la fumée sortait de la cheminée le jour, les tirs aux mortiers reprenaient. Heureusement, l’Onkel Fritz connaissait quelques astuces pratiques qui permettaient de cuisiner sans trop de fumée et M. Siegwald le boulanger faisait du pain à la sauvette. Les plus courageux sortaient pour soigner les bêtes tant que les situations le permettaient. Ils nous ramenaient parfois de la viande d’une bête tuée par des éclats que nous mangions dans des soupes, parfois du lait et du pain et bien vite on puisa dans les réserves que ma mère avait préparées pour ma confirmation qui devait avoir lieu le dimanche des Rameaux 1945. Les nuits étaient souvent plus calmes. Mais dans la journée on subissait les tirs d’artillerie et de mortiers, certains jours sans interruption, du matin au soir avec toujours cette peur en nous.

Deux déserteurs bas-rhinois qui refusaient de rejoindre leurs unités sur le front russe et qui avaient trouvé refuge chez Mme Emile Specht notre voisine, venaient également se cacher certains jours dans notre cave. C’était une situation risquée pour nous et pour eux, car la police militaire allemande faisait des rondes et n’omettait pas de fouiller les caves et de compter le nombre de personnes. Mais nous étions sur nos gardes et petit à petit on connaissait leurs habitudes. S’ils n’étaient pas chez nous, les deux réfractaires se planquaient dans la grange de notre voisine. Durant cette période trouble, Papa avait aménagé dès 1943 un passage secret en accord avec les voisins Mme Specht Emile entre nos deux remises pour nous permettre de communiquer. C’est par là que transitait, entre autres, le lait et foule d’autres choses pendant l’occupation. Dans la nuit on entendait souvent les militaires se déplacer dans la rue pour poser probablement de nouvelles lignes téléphoniques qui avaient été endommagées pendant la journée. Certains jours, de la remise qui était très endommagée, on pouvait observer le « coucou », un piper-cub, petit avion de reconnaissance américain qui survolait le village à basse altitude souvent en planant pour ne pas se faire repérer. C’était pour nous le moment de soulagement de pouvoir se décontracter les membres à l’abri dans la remise. De notre buanderie qui donnait vers l’ouest, on voyait la maison d’Ostermann Paul.

1945 – La rue de Jebsheim (Niedergasse) vue du carrefour des ponts.
Sur l’avant à droite coin de l’épicerie Furstoss
on distingue les câbles téléphoniques de l’Armée.

Un jour, alors c’était à mon tour de me laver, ce devait être vers le 18 décembre 1944, en regardant à travers la fenêtre de la buanderie, j’ai vu subitement les rideaux de la chambre d’André à l’étage qui s’enflammaient, puis, c’est toute la maison qui brûla certainement suite à un bombardement d’obus au phosphore que l’artillerie américaine utilisait souvent. Ce feu fut ma dernière vision de l’extérieur, car jusqu’à notre évacuation à Colmar, je ne pouvais sortir que rarement de la cave. Dehors, le village brûlait, consumant petit à petit les habitations. Les habitants s’étaient regroupés dans les caves les plus sûres à 10, 20 ou 50 personnes parfois même 100 et encore plus comme à la fromagerie Rentz. Il y avait des adultes, des personnes âgées même des bébés et des malades qui étaient le plus à plaindre. Dans certaines caves la nappe phréatique montait du fait de la crue de la Fecht et les gens devaient trouver refuge ailleurs.

Durant ce triste épisode, M. le pasteur Daniel Meyer, réfugié dans la cave du presbytère avec la famille Albert Sturm, venait souvent nous rendre visite et nous réconforter dans les caves.  Grâce à son courage et sa grande générosité, souvent au péril de sa vie, quotidiennement il était sur la brèche avec sa voiturette et son drapeau blanc. Après chaque bombardement d’artillerie, il arpentait les rues à la recherche de blessés civils et militaires pour les conduire vers l’hôpital de campagne de l’Armée allemande installé dans des locaux de la Fromagerie Rentz. Les Allemands y avait peint une grande croix rouge sur la toiture. Le commandement des unités combattantes pour la défense d’Ostheim s’y trouvait aussi. Dans la grange de M. Adolphe Froehlich, où 80 personnes avaient trouvé refuge, il a même baptisé deux bébés : le premier, Gérard Grimm fils de M. & Mme Albert Grimm (M. Grimm était à l’époque incorporé de force sur le front russe), le second était le fils de M. & Mme Bergmann (la fille de M. Froehlich Adolphe). Le pasteur durant ses courtes visites dans les caves rassurait les gens et donnait de l’espoir aux blessés, il amenait aussi du lait aux habitants pour leurs enfants qui avaient trouvé refuge à la fromagerie Rentz. En échange il rapportait de temps en temps du fromage pour ceux qui étaient cachés dans d’autres caves du village.

1945– La rue des boyaux (Kuttelgasse).
Au centre la boucherie Utzmann Charles, à droite la salle communale.

C’est à la fromagerie, en accomplissant son devoir de pompier, que M. Paul Schaerlinger fut mortellement blessé par des éclats d’obus, lors du déluge d’artillerie du 7 décembre 1944 sur le village. Tout au long des jours nous apprenions qu’il y avait eu d’autres victimes : M. Jean Eissler et son fils, Mme Marie Sutter, M. Isidore Ackermann, M. Charles Brechbuhler, M. Alfred Geyl le jour même de l’évacuation, le 20 décembre 1944, par un sniper.

Dans la nuit du 20 décembre 1944, vers 22 heures, la police militaire allemande, durant leur contrôle journalier, est venue nous avertir que nous avions jusqu’à minuit (24 heures) pour quitter les lieux. Les ordres étaient clairs, nous diriger vers Colmar par la nationale, marcher sans faire trop de bruit, nous tenir au milieu de la chaussée, les bas-côtés étant minés. Tout le monde se regardait avec anxiété, certes soulagé de quitter enfin cet enfer, mais inquiet tout de même de devoir tout quitter, de se déplacer à l’extérieur et de ne pas savoir quand on reviendrait. Chacun ramassa ses quelques biens et nous nous mîmes tous en route pensant que cet exil ne pouvait être que de courte durée. Notre famille se retrouva dans notre cour avant de partir. Nos parents chargèrent quelques affaires utiles et la malle restante dans la « Marikkutsch ». Après avoir récupéré notre canari, que nous ne voulions pas laisser, nous étions prêts à partir dans la nuit froide, dont le calme était inhabituel. Maman, l’âme en peine, poussait la « Marikkutsch » avec mon frère, tandis que moi je la tirais de toutes mes forces par le devant. À nos côtés, émus et préoccupés, ma sœur et papa avec un baluchon qui poussait son vélo. Le passage était très difficile de la rue de l’église vers la nationale. Dans la partie étriquée de chez Wickersheim-Nuss il fallait crapahuter par-dessus un mur effondré. La grange Umbdenstock n’était qu’un brasier et toute la rue était encombrée de pans de murs effondrés et de poutres qui brûlaient, de cadavres d’animaux. On quittait la rue de l’église pour rejoindre la route direction Colmar, notre village allait être totalement détruit. Tous, accablés de chagrin et de douleur, avaient ramassé leurs derniers biens, et se dirigeaient comme nous vers Colmar. À la sortie du village, la route de Colmar qui était à l’époque plantée de part et d’autre de platanes énormes à mes yeux, dans cette nuit noire me paraissaient lugubre. On marchait comme des automates, saisis par la peur, les uns derrière les autres évitant les bas-côtés pour ne pas marcher sur une des mines que les Allemands avaient posées de part et d’autre de la route. De temps en temps une fusée éclairante (genre sapin) provenant du côté des Américains rive gauche de la Fecht, éclairait notre convoi. Cette colonne interminable en déplacement nocturne avait sans doute éveillé des soupçons rive gauche chez l’armée américaine.

La route de Colmar vu du nord, le nid des cigognes et à droite les arbres squelettiques
du square de la mairie ou j’aimais rêvasser sur un des bancs.

C’est cette même nuit que deux jeunes incorporés de force d’Ostheim, Marcel Goettelmann et Camille Jaeger déserteurs de l’armée allemande et cachés par des amis, décidèrent de rejoindre les Alliés en traversant, de nuit, la Fecht au nord du village au lieu-dit « Gwand ». Ils risquaient la peine de mort comme chaque réfractaire s’ils étaient repris par les Allemands, mais ils ont réussi. Arrivés à la hauteur du Rosenkrantz, nous étions pris sous le feu de l’artillerie alliée, après ce pénible parcours, nous sommes arrivés à Colmar, fermée par un barrage anti-char, où des militaires nous guidaient en travers. Un des « malgré-nous » bas-rhinois fut tué par un éclat d’obus dans le dos assis sur le chariot guidant le cheval de Mme Specht Emma, chose que nous constations qu’en arrivant à Colmar. D’autres militaires allemands, nous ont alors guidés vers le collège Saint-André où étaient arrivés, peu avant nous, des habitants de Bennwihr. Exténués et tombant de sommeil, il s’en suivit une longue attente dans la cour, puis on nous guida enfin au premier étage, dans une salle de classe vide. Je crois que c’est seulement à cet instant que j’ai réalisé ce qui nous arrivait vraiment. J’étais avec notre canari, mon frère, ma sœur, mes parents, sans lit, sans chauffage, sans rien à manger et à boire. On s’est endormis à même le sol. C’est seulement le lendemain qu’on s’occupa de nous. En me réveillant, la salle de classe était pleine de monde et pourtant je me sentais seul, vidé, pensant à tout ce que j’avais souffert et avait dû abandonner, peut-être à jamais perdu.

1945 – Maisons en ruines dans la route de Colmar

Jean-Jacques Sturm

Nous avons été particulièrement touchées en lisant l’émouvant témoignage que nous a confié Jean-Jacques Sturm sur ses souvenirs d’enfance de décembre 1944 à Ostheim.
D’ici quelques jours, vous pourrez lire le résultat de ses recherches décrivant les forces en présence et leurs actions dans la région de Ribeauvillé durant ce terrible mois :
Ostheim – Forces en présence secteur de Ribeauvillé en décembre 1944

3 commentaires

  1. Oui, que dire de plus que ce merci d’avoir parlé de votre vécu pour les générations futures. Votre description des faits, vos sentiments lors de ces terribles moments nous interpellent et nous font malheureusement penser aux tristes événements actuels.

    D’Ostheim, enfants, nous connaissions le mur et son nid de cigogne que nous voyions en passant sur la N83 en allant à Colmar retrouver notre grand-mère. Nous savions que tout avait été détruit, dont le moulin où Eugène Grieser y était meunier. Il était un cousin germain de mon père.

    Chaleureusement,

    Irène ZIMMERLIN

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    1. Chère Irène,
      Au fil des pages des chroniques d’Ostheim, Jean-Jacques Sturm nous raconte l’histoire de ses moulins dont voici un extrait :

       » Vers 1840 la famille Grieser Henri acquiert le moulin et l’entretien du canal. Lors des violents combats de la Poche de Colmar en 1944/45 il sera détruit à son tour, reconstruit 1953 par Grieser Eugène (meunier et maire d’Ostheim à l’époque) mais beaucoup plus grand et surtout plus haut, à côté du canal, sur l’ancien emplacement avec comme source d’énergie l’électricité produit sur place par une turbine placé sur ce canal. Mais la mauvaise gérance et la conjoncture du moment ne permit pas l’évolution espéré du moulin et sa fermeture ne tarda pas en 1971. Quelques années plus tard M. Fritz meunier de Sigolsheim repris l’affaire mais ne réussit pas à remettre à flot le moulin, qui sera vendu par la suite et transformé en logements. Depuis le canal a été comblé et rendu aux agriculteurs, d’ici quelques années plus personne ne se souviendra que jadis il y avait là un canal qui alimentait un moulin. »

      Amicalement – Christine LD

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