« Chez Walter », maître restaurateur Place Stanislas à Nancy – De la Belle Epoque aux Années Folles (de 1893 à 1940).

« Walter ». Voilà un nom qui, durant près d’un demi-siècle, fut associé à la place Stanislas à Nancy et à la gastronomie. Des années 1890 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le restaurant qui trônait sur l’une des plus belles places d’Europe, fut dirigé par un personnage charismatique dont le souvenir a longtemps survécu à l’épreuve du temps. C’est Julien Walter, un jeune Alsacien ayant fui l’annexion après 1870, qui racheta durant l’été 1893 l’établissement déjà connu et apprécié pour sa cuisine délicate, ses caves et ses cabinets particuliers. Il le transforma, remplaça les salons intimes par de luxueux espaces blancs et or pour mariages, banquets et bals. Puis il parvint à en faire une institution dont la renommée se répandit au-delà de la Lorraine et de la France.

Julien Walter (1863 – 1947).
Natif de Balbronn dans le Bas-Rhin, il a passé son enfance et son adolescence à Niederhaslach, un village de la vallée de la Hasel, affluent de la Bruche, où son père était instituteur. 
À 15 ans, il a quitté l’Alsace annexée pour Nancy où, après un long apprentissage dans les établissements les plus réputés de la Capitale, il a acheté le restaurant Stanislas.
(Collection Mosser)

C’est par un beau jour de l’été 1878 que Julien Walter posa son baluchon sur un quai de la gare de Nancy, alors qu’il n’était âgé que de quinze ans. Fils d’un instituteur, il décida de se lancer dans la difficile carrière de cuisinier. Il débuta à L’Hôtel de l’Europe qui faisait le coin de la rue des Carmes et de la rue Gambetta, avant de poursuivre son apprentissage à Paris où il se perfectionna et révéla son talent dans les maisons les plus réputées, du Grand Hôtel sis boulevard des Capucines au prestigieux Pavillon Henri IV à Saint-Germain-en-Laye. À son retour dans la cité ducale en 1889, il réintégra l’établissement de ses débuts comme chef de cuisine avant de racheter, quatre ans plus tard, le plus célèbre restaurant de la place Stanislas alors géré par la famille Baudot. Dès lors, en compagnie de son épouse Jeanne puis de son jeune frère Xavier Walter, un chef de cuisine créatif au caractère bien trempé, il s’attela à  en faire l’une des maisons les plus raffinées de Nancy où les serveurs portaient l’habit, la cravate noire et les gants blancs.

Menu du dîner offert le 8 février 1900 par les entrepreneurs et fournisseurs du restaurant Stanislas à la famille de Julien Walter quelques semaines après l’inauguration du Grand-Salon. Il est signé Henri Bergé, alors dessinateur à la verrerie artistique Daum
(Collection Mosser)

Le plus ancien Café-Restaurant créé à Nancy

Conscient du cadre magnifique et unique dont il jouissait, Julien Walter s’ingénia à marier subtilement l’histoire à la gastronomie. Il savait que les lieux avaient abrité, dès 1734, un billard tenu par un sieur Belcourt dans une maison qui fut démolie lors de la construction de la Place Royale, ce qui lui permit d’affirmer que son établissement était le plus ancien de Nancy. Peu importe que ce soit avéré ou non, l’essentiel étant de faire rêver ceux qui choisissaient de venir et y passer quelques heures. Les clients les plus âgés, ceux qui fréquentaient le café, le restaurant et les cabinets privés d’autrefois, prétendaient y avoir côtoyé d’illustres personnages dont ils se plaisaient à égrener les noms, du général d’Empire Antoine Drouot au père Charles de Foucauld qui, avant qu’il ne rentre dans les ordres, mena une vie de débauche lorsqu’il était officier dans la cavalerie. Sans oublier l’écrivain et jeune député Maurice Barrès à la plume alerte et à la verve féconde qui y venait dès le début des années 1880 alors qu’il était jeune étudiant ; il y prit sans doute l’un de ses derniers repas à Nancy le 2 septembre 1923 avant de regagner Paris où il devait s’éteindre quelques semaines plus tard. Il se disait aussi que le sculpteur Auguste Bartholdi, auteur de la « Statue de la Liberté » offerte aux Etats-Unis, y avait rencontré au printemps 1871 sa future épouse, Jeanne-Emile Baheux de Puyssieux, une jeune modiste nancéienne dont le visage aurait servi de modèle à « La Liberté éclairant le monde »…

Carton publicitaire du restaurant Stanislas au début des années 1900
(Collection Mosser)

Dans les années 1890, Nancy a connu un essor considérable dû à son statut de ville-frontière et de capitale de l’Est de la France, après l’effacement de Metz et de Strasbourg.  La cité ducale regorgeait  d’intellectuels, d’artistes et d’hommes d’affaires qui contribuèrent à sa prospérité. Sa population avait fait plus que doubler, passant de 50.000 habitants en 1870 à 120.000 en 1914. Très vite, dans cette marmite bouillonnante, Julien Walter démontra, outre son talent culinaire, qu’il était aussi un  patron, un organisateur et un excellent communicant doué d’un tact remarquable.  Il est devenu un personnage central autour duquel gravitait la haute société, à une époque où les arts assuraient la renommée de la ville grâce à  Emile Gallé, Louis Majorelle, Victor Prouvé, Eugène Vallin, Emile Friant, Jacques Gruber,  les frères Daum et tant d’autres… Ce restaurant de la place Stanislas polarisait les artistes, les politiques, les militaires et les hommes d’affaires qui appréciaient le cadre et la cuisine. Il était incontournable lorsqu’une personnalité venait en visite dans l’Est de la France, les présidents de la République, les ministres et les têtes couronnées des monarchies européennes. Des chansonniers et des poètes s’y sont produits lors de banquets, mariages, communions et concerts privés. Les dimanches, au rez-de-chaussée, le café s’emplissait d’une foule de ménages bourgeois heureux de faire un domino ou un écarté, tandis que de vieux clients se lançaient dans d’interminables bridges. Glaces succulentes et chère fine se dégustaient dans un brouhaha feutré où la galanterie était de bon ton. Devant l’entrée, au-dessus de laquelle le nom « WALTER » s’affichait en lettres d’or sur fond noir, des fiacres, puis, plus tard, de belles limousines, déposèrent d’innombrables messieurs au bras desquels souriaient de charmantes dames vêtues des tenues les plus élégantes. Les attelages à chevaux laissèrent place aux automobiles au-devant desquelles le personnel se pressait pour ouvrir les portières, et mener les convives vers les salons illuminés.

Le Grand-Salon du restaurant Stanislas inauguré à la fin de l’année 1899. Il fut qualifié par un journaliste de « grande bonbonnière où Louis XV, lui-même, se fut trouvé chez lui »
(Collection Mosser)

Parmi les dignitaires, Julien Walter a reçu le Grand-Duc Nicolas de Russie, oncle du tsar. Au banquet qui s’est tenu au Palais du Gouvernement le 23 septembre 1912 en présence du ministre la Guerre Albert Millerand et du général Joseph Joffre, il a notamment servi des « Truites des Vosges Sauce Mousseline », des « Cœurs d’Artichauts à la Ducale », du « Parfait de Foie Gras Strasbourgeoise » et de la « Charlotte Glacée Leczinska ».Parmi les vins, outre le Pagny 1911 en Carafonet du Moselle 1893, figuraient du Château Latour 1875 et du Chambertin 1904.

Jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale, Julien Walter a connu une ascension constante au point qu’il géra, l’espace de cinq ans, à la fois son restaurant et le Grand Hôtel de la place Stanislas qu’il avait agrandi et modernisé. Mais l’époque, bien que faste, a été secouée par plusieurs évènements comme l’affaire Dreyfus, les conséquences de la loi de séparation des églises et de l’état  et des conflits sociaux qui fracturèrent la société.

Artiste culinaire et promoteur de Nancy

Julien Walter ne s’est pas contenté d’offrir les mets les plus succulents dans son Grand-Salon que certains comparaient à une bonbonnière, où encore dans son restaurant dont l’ambiance se voulait confortable et cossue, dans un décor d’acajou verni où l’on y parlait parfois à voix d’église. Très tôt, il  s’est engagé dans des syndicats à la tête desquels il a défendu avec acharnement les intérêts des hôteliers et des restaurateurs et, plus généralement, de l’alimentation. Il a aussi été un ardent promoteur de la cité ducale qui a fini par s’enticher du surnom de « Nancy la coquette ». Il s’est investi dans le développement du sport, de  l’aviation naissante, du tourisme, de l’urbanisme, de l’industrie et du commerce, tout ce qui pouvait contribuer à attirer les visiteurs. Il a été l’instigateur d’une exposition culinaire en 1902, puis l’un des principaux artisans de  l’Exposition internationale de l’Est de la France en 1909. Il s’est occupé d’œuvres de bienfaisance tout en ne dissimulant jamais son attachement à l’Alsace et à ses concitoyens exilés auxquels il n’a pas manqué de prêter assistance.

À ses nombreuses qualités, il ne faut pas oublier l’essentiel, la cuisine qu’il a contribué à hisser au rang d’art culinaire. L’on prétend que les fins gourmets accouraient de Paris, voire de plus loin, pour déguster ses mets les plus délicats comme les « Filets de sole à la Stanislas » agrémentés de homard, de truffes et d’une clé de sol dessinée à la « glace de viande ». Le professeur Georges Pascalis, membre de la célèbre association gastronomique du Club des Cent, en fit l’éloge en ces termes : Les filets de soles cachaient leur délicatesse dans cette sauce où la tomate dominait une pointe d’ail, et venait à nos narines apporter un parfum agréable : ce plat était la perfection même, j’en ai pris et repris, je puis féliciter l’homme qui a su trouver cette chose. Il y avait aussi le « Canard Vendôme » qui, après avoir été rôti, était entièrement désossé puis reconstitué, les os étant remplacés par de la mousse de foie gras truffé avant d’être servi nappé. Bien entendu, la « quiche lorraine », la « pintade flambée fine champagne » étaient également cuisinés dans la plus pure tradition. Et puis il y avait la « potée lorraine maison », une version noble de la soupe aux choux qui fit dire à un journaliste : « D’un plat paysan, il fit l’illustre potée ».

Une partie du personnel du restaurant Stanislas. Au centre, Xavier Walter, chef de cuisine et frère de Julien Walter. À sa gauche, Maurice Marmillot, natif de Besançon, qui œuvrait également aux fourneaux (Collection Mosser)

Travailleur acharné et infatigable, recherchant perpétuellement la perfection, Julien Walter a eu l’occasion de servir des banquets dans des lieux aussi improbables que surprenants, à Varangéville au fond d’une mine, ou dans le plus Grand Foudre du monde construit par la Tonnellerie Fruhinsholz pour l’Exposition Universelle de 1900.

Menu servi le 5 décembre 1909 lors du diner offert par l’Académie lorraine le  « Couarail » au poète Léon Tonnelier (Collection Mosser)

Lorsque l’année 1914 s’ouvrit, l’Europe n’imaginait pas qu’elle était à la veille d’un cataclysme. À Nancy, l’on croquait la vie par les deux bouts. Les cafés, restaurants et salles de spectacle ne désemplissaient pas. Sur la place Stanislas, Julien Walter abandonna la direction du Grand Hôtel pour retrouver son restaurant qu’il a dû racheter pour le sortir de la société qu’il dirigeait depuis cinq ans. Il était soulagé mais, quelques semaines plus tard, alors que la chaleur de l’été commençait à sévir, la guerre a éclaté entre la France et l’Allemagne, la seconde en moins d’un demi-siècle. Julien Walter ne fut pas mobilisé, mais ses jeunes frères ont dû réendosser l’uniforme à l’image de Xavier, le très charismatique chef de cuisine.

La Grande Guerre

Durant quatre ans, Julien Walter est parvenu à garder son établissement ouvert malgré la proximité du front, le rationnement, le couvre-feu et les restrictions. Il s’est évertué à proposer des menus, notamment aux soldats Anglais et Américains qui savouraient Nancy entre deux batailles. Il a aussi reçu de nombreuses personnalités  et des généraux dont l’histoire a souvent retenu les noms : Le 18 janvier 1915, le jeune Prince de Galles, héritier de la Couronne Royale d’Angleterre (futur Edouard VIII qui abdiquera en 1936, un an après avoir été couronné), a dîné au restaurant Stanislas tout comme le Duc de Connaught, frère du Roi d’Angleterre, le 7 novembre 1916. Le général  John Pershing, Commandant en Chef des armées américaines, et son attaché militaire, le colonel de Chambrun, ont subi un bombardement intense de nuit alors qu’ils y prenaient une collation. Outre le Président de la République Raymond Poincaré, l’établissement a reçu les Maréchaux Joffre, Pétain, Foch, Franchet d’Esperey, les généraux Dubail et Castelnau. Pour ce dernier qui fut surnommé « Le sauveur de Nancy » depuis sa victoire à la bataille du Grand-Couronné en septembre 1914, il a créé la recette du « Soufflé à la Castelnau », un entremet à base de cacao, de poires Williams, de biscuits à la cuillère, de macarons hachés, le tout arrosé de Kirsch et de Marasquin. Il a justifié les ingrédients en ces termes : Les biscuits représentent les soldats Boches qui manquaient de résistance, les poires malgré l’arrosage de liqueur se heurtent à la défense nancéienne, les macarons soufflent la victoire, ils sont chocolats. Au maréchal Foch qui était à Nancy où il commandait le 20e Corps au début de la guerre, il a dédié un « Suprême de chapon à la Béarnais ».

À l’armistice, le 11 novembre 1918, une nouvelle ère a débuté. L’Alsace et la Lorraine annexée sont revenues à la France, mais le prix payé a été exorbitant car l’Europe a été littéralement saignée à blanc. Rien ne serait plus comme avant. Les femmes, qui avaient tant œuvré en l’absence des hommes, voulurent s’émanciper et les Poilus qui avaient survécu martelaient « Plus jamais ça ! ». Bien que l’Alsace ait été libérée, Julien Walter n’est pas retourné s’y installer, mais simplement pour rendre visite à sa famille ou se promener sur la terre de ses ancêtres que quatre décennies de régime germanique avaient profondément marquée. À Nancy, l’Art Nouveau qui avait tant contribué à faire sa renommée, a été relégué aux oubliettes. La verrerie Daum a dû se remettre en question et s’orienter vers un autre style dans lequel elle a excellé : l’Art Déco. Julien Walter, quant à lui, a adapté ses formules, rénové et réorganisé son établissement. Il n’a pas renoncé à son action au sein du syndicat des restaurateurs  d’autant plus que la paix retrouvée n’a pas effacé les problèmes avec l’inflation et les crises politiques. À la fin des années 1920, il a créé la Foire Expo Internationale de Nancy qui perdure de nos jours, contribué à l’essor du tourisme à Nancy et en Lorraine, promut la gastronomie qu’il s’est efforcé de hisser au rang d’art culinaire. Son restaurant a continué à jouir d’une grande notoriété qui s’est propagée outre-Atlantique. 

La Lorraine gastronomique

En France, l’après-guerre a été marqué par la reconstruction qu’il a fallu financer,  l’économie à relancer, puis les conséquences du krach boursier survenu aux Etats-Unis en 1929. Durant cette période dite des « Années Folles », les sages quadrilles, menuets et valses dansés dans les salons du restaurant Stanislas avant la guerre, ont été concurrencés par le tango, le charleston et le foxtrot que les américains ont exportés. Les orchestres symphoniques et les chorales ont vu débarquer les non moins turbulents jazz-bands et des groupes comme celui de « Ray Ventura et ses Collégiens » dont les grands-parents du leader étaient originaires de Nancy. Des chansonniers et des poètes s’y sont produits lors de banquets, mariages, communions et concerts privés. Il y a même eu des défilés de mode et des conférences.

De nouveau, les salons du restaurant Stanislas ont accueilli des banquets comme celui du 27 septembre 1924 donné à l’occasion de la réception du peintre Emile Friant à l’Académie des Beaux-Arts ; au menu, des « Œufs Chimay », du « Suprême de turbot à l’américaine », de la « Poularde à la Valois », de la « Selle d’agneau à l’estragon » et de la « Glace Stanislas »… Le 7 mars 1925, la Société Erckmann-Chatrian, qui a vu le jour dans les murs de l’établissement en janvier 1914, s’est réunie ; elle a créé un prix littéraire et s’est muée en un Comité attaché à la défense et à la promotion de la langue française, et de la culture lorraine. Sur un plan culinaire, elle ne s’est pas dédite en dégustant de la « Poularde de Phalsbourg à la Forestière » et de la « Bombe glacée à la Nancéienne ». Au début de l’été 1927, le banquet d’inauguration de la première Foire Expo de Nancy, manifestation qui était alors consacrée à l’hôtellerie et au tourisme, a proposé un menu tout aussi régional avec de la « Quiche Lorraine », du « Brochet de Moselle à la Bacelle », des « Glaces aux fraises de la Forêt de Haye »… et des « Friandises Nancéiennes ».

Au printemps 1926, Julien Walter a publié une petite étude sur le thème de « La Lorraine Gastronomique ». Dans son introduction, il a écrit : Le Commerce et L’industrie lorrains prospèrent grâce à l’habile exploitation des richesses du sous-sol. Mais la terre lorraine, rude d’aspect comme ses habitants, n’est point avare ; ses produits naturels sont abondants et excellents. En expert avisé, il a abordé la pisciculture, la culture maraichère, la basse-cour, le gibier, le vignoble, les eaux-de-vie, la meunerie, les brasseries, les eaux de Nancy-Thermal, les plats lorrains, les fruits de conserves… Il s’est attardé sur un plat emblématique de la région : Si le mets lorrain est simple, il est néanmoins fait avec goût. En Lorraine, les gourmets sont légion… Tous les Lorrains salueront, sur la liste de leurs mets illustres, le fin et patriarcal gâteau plat, le gâteau des gâteaux qui porte un nom d’origine allemande, mais qui est la moins allemande des friandises : la kiche. À ce seul mot, on croit respirer le plus alléchant parfum du plus honnête four. L’écrivain Emile Hinzelin a achevé son article en rappelant les origines alsaciennes de Julien Walter qui s’est affiché en défenseur de la Lorraine : C’est donc la vieille et loyale Alsace qui sonne aujourd’hui les cloches, surtout la cloche du repas, pour la bonne et discrète Lorraine.

La salle de brasserie du restaurant Stanislas située au rez-de-chaussée
(Collection Mosser)

Les honneurs de la République

Le 22 juin 1930, Julien Walter a connu la consécration lorsque la croix de chevalier de la Légion d’honneur lui a été remise dans le Grand Salon du restaurant Stanislas. Dans son discours, il a rappelé la règle qu’il s’était toujours fixée : Cela a toujours été mon principe, et à nous les hôteliers et restaurateurs, nous devons inculquer à nos aides, ceux du sous-sol, la règle de faire le service de dix ou de douze comme le service d’une personne seule. Comme Auguste Escoffier, « le roi des cuisiniers » qu’il tenait en grande estime, Julien Walter pouvait s’enorgueillir d’avoir été honoré par la République. Une belle récompense pour le cuisinier qu’il était demeuré dans son for intérieur, et qui pouvait se targuer d’avoir délecté les plus hauts dignitaires du monde ainsi que les plus fins gourmets.  En témoigne la liste des invités à la cérémonie qui, à elle seule, donne un aperçu de l’étendue de sa réussite puisque la décoration lui a été remise par  Désiré Ferry, ministre de la Santé publique, en présence d’Albert Lebrun, alors vice-président du Sénat et futur président de la République, du maréchal Hubert Lyautey, d’André Magré, préfet de Meurthe-et-Moselle, du maire de Nancy Joseph Malval, du député Edouard de Warenne et de nombreuses personnalités parmi lesquelles René Le Nouvel, chef du prestigieux restaurant Marguery dans la Capitale. Le président du Syndicat général de l’industrie hôtelière de Paris, Casimir Michaut, a improvisé un discours dans lequel il a souligné la renommée internationale de son hôte : Mon cher Walter, on a dit que vous aviez répandu dans le monde entier la réputation du restaurant Stanislas. Et c’est vrai : dans tous mes voyages – car les hôteliers voyagent beaucoup – j’ai entendu parler du restaurant Walter ; à Paris, le nom Walter est dans toutes les bouches hôtelières, dans toutes les bouches des restaurateurs ; lorsqu’un cuisinier parle de sa jeunesse de l’éducation culinaire qu’il a reçue, il est bien rare qu’il ne cite pas le nom de Walter parmi ses maîtres… Vous êtes un maître dans la cuisine, vous êtes un grand hôtelier, un propagandiste des vins de France…

Diplôme de « Docteur-ès-Sciences-Art-Culinaire » décerné à Julien Walter le 29 juillet 1927. Parmi les signatures, on reconnait celles de l’écrivain Charles Sadoul, du relieur d’art René Wiener et du préfet André Magré (Collection Mosser)

En 1938, alors qu’il aspirait à profiter de la retraite après avoir vendu son restaurant, il a signé un article dans lequel il est revenu sur la dimension politique que pouvait parfois revêtir un banquet : Les festins ne sont pas que des festivités. Loin d’être une simple réjouissance, une détente momentanée, les repas bien compris remplissent un rôle de premier plan dans les relations humaines. Ils permettent à des hommes qui s’ignoraient jusque-là de se rencontrer, de se connaître, de s’estimer, de créer entre eux des liens solides et durables, sous l’égide de nos vins de France et de la bonne cuisine.

Le restaurant Stanislas au milieu des années 1930.

Nul n’est prophète en son pays

Durant toute sa carrière, Julien Walter a fait sienne une vieille devise gastronomique « Vera voluptas in gustu » qui signifie « la vraie volupté est dans le sens du goût ». Elle apparaissait sur l’entête de son papier à lettre, les cartes publicitaires et les menus. L’un de ses nombreux élèves, Jean Million devenu par la suite un grand chef, a traduit sobrement en quelques mots l’un des grands principes de son « maître » : C’était le premier en Lorraine à avoir compris qu’un restaurant, c’est un peu comme un théâtre. Le client doit toujours partir avec un souvenir émerveillé. Il savait donner l’impression d’avoir préparé personnellement le repas de chaque client même si son rôle s’était borné à faire flamber, au dessert, les crêpes Suzette.

Contraint de racheter le restaurant Stanislas pour ne pas qu’il disparaisse, il était à sa tête en 1940 lorsque les Allemands ont envahi la France pour quatre longues années. Dès son retour d’exode, il est tout de même parvenu à le vendre à l’un de ses anciens disciples qui a poursuivi l’aventure sous l’occupation, dans des conditions difficiles. En janvier 1944, il y a célébré son 50e  anniversaire de mariage.

La paix revenue, Julien Walter a vécu auprès de son épouse et de ses souvenirs dans sa maison de l’avenue de la Garenne jusqu’à ce que la mort ne vienne frapper à sa porte. De sa naissance à sa disparition, il aura connu une réussite extraordinaire,  entrecoupée et assombrie par trois guerres contre le voisin allemand. Le dernier survivant des époques fastes s’en est allé seul alors qu’il avait accompagné vers leur dernière demeure les Gallé, Daum, Majorelle, Friant et tous les autres. Avant d’expirer, il aurait pu balbutier les vers d’un poète du Moyen-Age nommé Rutebeuf :

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés

Aujourd’hui, alors que les noms des artistes de l’Ecole de Nancy sont honorés dans l’espace public,  l’on peut regretter que celui qui a contribué à hisser la gastronomie au rang d’Art culinaire, celui qui fut un ardent promoteur de la ville de Nancy et de la Lorraine, n’ait été oublié. Contrairement à ses amis dont la mémoire perdure à travers des œuvres exposées dans les musées ou des témoignages consignés dans les livres, le talentueux maître restaurateur qui a toujours gardé un œil sur les fourneaux, n’a laissé à la postérité qu’un souvenir que le temps qui s’écoule efface.

De nos jours, rares sont les Nancéiens ayant connu ou entendu parler du  restaurant Stanislas ; mais leur visage s’éclaire encore à l’évocation du nom de « Walter » qui, un demi-siècle durant, fut intimement lié à l’histoire de Nancy. Ce talentueux cuisinier aurait bien mérité qu’une rue porte son nom dans la cité qu’il a tant aimée et qui lui doit tant…

La brasserie Jean Lamour de nos jours

Patrick-Charles Renaud

Pour en savoir plus :

  • « Chez Walter », maître restaurateur de la Place Stanislas à Nancy paru aux Editions Gérard Louis (Septembre 2021)
  • Vidéo de présentation ici

3 commentaires

  1. On aimerait en savoir plus sur la vente et les raisons du rachat en 1940 .

    Et Jean Millon a t’il un lien avec le restaurateur d’Albertville ?

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    1. Julien WALTER a revendu une première fois son restaurant pour prendre sa retraite, puis l’a racheté pour ne pas qu’il disparaisse car son successeur était en grande difficulté, avant de s’en séparer définitivement en 1940 (il l’a cédé à Fernand BURGER, l’un de ses anciens disciples). Quant à Jean MILLION, il a eu un restaurant dans la Meuse, à Vilosne, puis à Lunéville (Le Voltaire)…

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