Challenge AZ : X comme signé X

J’avais été frappée, dès mes premières recherches généalogiques en Alsace, tant dans les registres paroissiaux antérieurs à la Révolution que dans les registres d’état civil, de la très faible proportion de personnes déclarant « ne pas savoir signer » et signant d’une simple croix. Voilà qui m’a donné l’idée de m’intéresser au taux d’alphabétisation des Alsaciens.

X comme signé X (RB)

L’Alsace, un territoire réputé pour son fort taux d’alphabétisation :

Savoir lire et écrire, jusqu’au XIXème voire XXème siècle en France, était une compétence qui n’allait pas de soi. Le principe d’obligation scolaire (énoncé dès 1698) n’y a été appliqué que tardivement : l’école n’est rendue obligatoire en France qu’en 1882, de l’âge de 6 ans jusqu’à l’âge de 13 ans (14 ans en 1936, 16 ans à partir de 1959). Et bien souvent les élèves, particulièrement dans les villages ruraux, sont autorisés à « sécher » à certaines périodes pour aider la famille aux travaux agricoles (moissons, vendanges…).

L’Allemagne en revanche, tout comme la Suède, a une culture de l’écrit très ancienne, en grande partie liée à la diffusion du protestantisme (importance de l’étude des textes bibliques). Le mot allemand Schulpflichtigeit désigne même le « devoir d’école » qui prouve que l’on sait lire. Dès 1794, le code prussien indique que « tout habitant qui ne peut ou ne veut pas faire chez lui l’éducation de ses enfants est tenu, lorsqu’ils ont cinq ans accomplis, de les envoyer à l’école » pour qu’ils reçoivent une instruction « jusqu’à ce que son pasteur lui trouve des connaissances nécessaires aux individus de sa classe ». Source : « L’allongement progressif de la scolarité en Europe » par Louise Gaxie, SILO.

Le cas de l’Alsace est évidemment très particulier puisque dans de nombreuses familles, jusqu’au milieu du XXème siècle au moins, on ne parlait qu’en dialecte alsacien. D’autre part, selon les périodes et au gré des changements de nationalité, la langue apprise par les enfants à l’école n’était pas toujours celle pratiquée par les parents. Néanmoins, l’influence germanique fait de l’Alsace un territoire réputé pour son faible taux d’analphabétisme**. L’école primaire y est rendue obligatoire dès 1876, comme dans tout dans le Reichsland Elsass-Lothringen. Pour rappel, l’Alsace est germanique jusqu’en 1648, puis de 1871 à 1919, puis de 1940 à 1945 (voir « Généalogie en Alsace : le B.A.BA »)

« Selon l’abbé Grégoire, six millions de Français, au moins, ignoraient la langue française sous la Révolution, et autant encore étaient presque incapables de soutenir une conversation suivie dans cette langue. Il s’agit là de chiffres très approximatifs mais qui suggèrent que, à la fin du XVIIIe siècle, une minorité seulement de Français était francophone… Selon une statistique gouvernementale de 1806, l’Empire français comptait presque un million de personnes de langue bretonne, et environ 100 000 de langue basque. Même sans prendre en compte les conquêtes impériales, il y avait encore environ un million de personnes de langue allemande, et un petit nombre de langues flamande et italienne. Ces chiffres n’incluent même pas les différents patois du Centre, du Sud et particulièrement du Sud-Ouest, décrits par Chaunu comme “un midi profond imperméable au français”. » Source : « Conditions préliminaires de l’expansion : alphabétisme et conformité linguistique », Martyn Lyons, Le Triomphe du livre, Une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXe siècle, Éditions du Cercle de la Librairie, 1987.

Ecoliers sous la pluie, Liebich, C.. Illustrateur, 1897, Numistral BNUS

Les signatures de nos ancêtres alsaciens dans les actes :

Même si elle ne peut évidemment mesurer à elle seule la capacité à écrire, la signature est le premier indice, le plus fort (et souvent le seul qui nous reste*), pour évaluer le niveau d’instruction d’une personne.  Les premiers mots que l’on apprend à écrire sont toujours son prénom et son nom. Une personne qui ne sait pas au minimum écrire son nom est donc forcément analphabète**.

L’examen des signatures sur les actes paroissiaux, d’état civil ou notariés, permet donc de classer les protagonistes, parents ou témoins, en 3 groupes : ceux qui maîtrisent parfaitement leur signature, ceux qui savent écrire leur nom et ceux qui apposent une croix en guise de signature.

  • Les personnes ayant une bonne maîtrise de leur signature (écriture cursive, fluide, signature élaborée, parfois agrémentée de boucles ou d’une ruche) ont un bon niveau d’instruction.
  • Les personnes sachant tout juste écrire leur nom (maladroitement, parfois le prénom seulement ou les initiales, souvent en « lettres bâton », parfois avec des inversions de lettres ou en phonétique) ont reçu une instruction sommaire.***
  • Les personnes qui déclarent « ne pas savoir signer » et apposent une marque, en général une croix, à la place de la signature, n’ont reçu aucune instruction.

Dans l’article précédent, W comme Wohnhaft, on peut lire dans la transcription de l’acte de mariage reproduit ci-dessous : « den beide Eheleute mit einem Kreutz, und die Gezeuge eigenhändig unterschrieben », c’est-à-dire « les deux époux ont apposé leur marque d’une croix sur le présent acte, et les témoins ont apposé leur signature ».

Dernières lignes de l’acte de mariage de Frantz Joseph Hüttlÿ et Catharina  Tritsch, daté du 2 Ventôse an II (20 février 1794) à Friesenheim – Texte étudié en séance d’allemand gothqiue du CGA-IDF, le 17 juin 2021, dont vous trouverez transcription et traduction à la lettre W comme Wohnhaft.

Je vous recommande la lecture de l’article « 4 choses que les signatures de nos ancêtres peuvent nous apprendre » par Élise Lenoble sur son blog « Auprès de nos racines ». On y apprend à décrypter des indications sur le statut social, le métier, la position dans la famille ou l’état de santé des signataires.

Dans son très intéressant article « … À l’exception de la mère de l’épouse qui a déclaré ne savoir signer… » (Magazine-web Histoire-Généalogie, 1er mai 2020), Michel Baumgarth retient la capacité à signer comme critère d’alphabétisation.
Il remarque que parmi les « 3266 actes signés de plus de 11600 paraphes (nonobstant évidemment ceux du maire ou de son adjoint) » examinés dans les registres du village alsacien d’Huttenheim, de 1831 à 1856, on ne trouve que 201 personnes ayant apposé une croix à la place d’une signature, soit « seulement 1,6 % d’illettrés avérés ».
Michel Baumgarth tire 4 conclusions :

  • Mon impression initiale est donc bien confirmée : notre étude portant sur la période 1831 à 1856, il semble donc que la population d’Huttenheim n’a pas attendu 1882 et l’application de la loi Jules Ferry pour savoir lire et écrire.
  • Il n’y a pas de différence significative entre les sexes pour la génération la plus jeune : 3,6% des époux (confirmé par 3,7 % des nouveaux-pères) versus 4,6 % pour les épouses.
  • Ce très bon niveau d’alphabétisation des hommes n’est pas récent puisque les pères des époux font un score de 4,4 % bien proche des 3,6% de celui de leurs fils ou gendres.
  • Il n’en est pas de même chez les femmes : plus d’une mère sur 6 (17,7%) est analphabète quand, à la génération suivante, il n’en reste plus que 4,6 %, taux voisin de celui des hommes.

En outre, il relève que dans L’atlas illustré de la France et de ses colonies édité en 1872, à la rubrique « instruction publique » de la page du Bas-Rhin, il est écrit noir sur blanc : « 98 hab. sur 100 savent lire et écrire ». La source n’est pas citée par l’atlas mais l’étude est évidemment antérieure à 1870. Elle indique que 98% des habitants du Bas-Rhin et 92% des habitants du Haut-Rhin savent lire et écrire avant 1870. Les pourcentages pour les 2 départements d’Alsace sont à comparer avec ceux du reste de la France, relevés par Michel Baumgarth dans le même atlas, dont il tire notamment les données suivantes :

  • 57% de la population française sait lire et écrire.
  • 34 départements sur 86 sont en dessous du seuil de 50 %.
  • 4 n’atteignent pas le seuil de 30% (Cher, Dordogne, Côtes du Nord et Nièvre).
  • 4 dépassent les 90% (Haut-Rhin 92 %, Jura 96%, Vosges et Bas-Rhin 98%).

Cette étude établit la grande supériorité de l’Est, soumis à influence germanique et protestante, sur le reste de la France. L’excellent score, même si on le modère par les incertitudes des conditions de collecte des informations, ne prête pas à contestation : en 1870, alors que l’Alsace s’apprête à affronter la guerre et que l’école n’est pas encore obligatoire, seuls 5 Alsaciens sur 100 ne savent pas écrire.
Notons au passage que la différence entre Haut-Rhin (majoritairement catholique) et Bas-Rhin (majoritairement protestant) confirme l’influence de la religion sur le niveau d’instruction, la Réforme portant une attention particulière à l’étude des textes bibliques.
Notons aussi qu’il n’est pas précisé dans quelle langue les habitants savent lire et écrire (mais on peut raisonnablement comprendre qu’il s’agit du français).

*Pour les hommes, le degré d’instruction générale est précisé sur les fiches matricules, conformément aux prescriptions de l’instruction du 4 décembre 1889, complété lors de la Première Guerre mondiale :
Degré 0 : ne sait ni lire ni écrire
Degré 1 : sait seulement lire
Degré 2 : sait lire et écrire
Degré 3 : possède une instruction primaire plus développée
Degré 4 : a obtenu le brevet de l’enseignement primaire
Degré 5 : bachelier, licencié, etc. (avec indication de diplôme)
Degré X : si le degré n’a pas pu être vérifié.

**Ne pas confondre analphabétisme et illettrisme :
L’analphabétisme est l’incapacité ou la difficulté à lire, écrire, comprendre un texte ou phrase et compter, le plus souvent par manque d’apprentissage. Il se distingue de l’illettrisme, terme utilisé en France (depuis les années 1970) quand la personne a été scolarisée en français mais que cet apprentissage n’a pas conduit à la maîtrise de la lecture et de l’écriture ou que cette maîtrise a été perdue. L’analphabétisme concerne les personnes n’ayant jamais appris de codes écrits dans aucune langue ; l’illettrisme, les personnes françaises ayant été scolarisées mais ne maîtrisant pas suffisamment leur langue. Sources : Wikipédia / Molsheim.fr

***Comme l’écrit justement Françoise dans l’article « S comme Signatures » du blog « Généalogie d’une famille ordinaire », « ce n’est pas parce qu’on sait « reproduire » sa signature que l’on sait écrire et/ou lire ; en tous les cas, ils savaient tenir une plume. »

Laure  MESTRE, membre du CGA, section Île-de-France

LUNDIMARDIMERCREDIJEUDIVENDREDISAMEDI
1er nov.
A comme
Ahnenpass
2 nov.
B comme
Bilingue
3 nov.
C comme
Cartes postales
4 nov.
D comme (village)
Disparu
5 nov.
E comme
Écriture gothique
6 nov.
F comme
Fichier domiciliaire
8 nov.
G comme
Germanisation
9 nov.
H comme Heimat
10 nov.
I comme (carte) d’Identité
11 nov.
J comme (droit de) Juveignerie
12 nov.
K comme Kind
13 nov.
L comme (calendrier) Liturgique
15 nov.
M comme Mariage
16 nov.
N comme Niederkommen
17 nov.
O comme Obiit
18 nov.
P comme Patronyme
19 nov.
Q comme Qui sont mes paroissiens ?
20 nov.
R comme Réintégration
22 nov.
S comme Sauf-conduit
23 nov.
T comme Transcrire
24 nov.
U comme (prénom) Usuel
25 nov.
V comme Variations phonétiques
26 nov.
W comme Wohnhaft
27 nov.
X comme signé X
Challenge AZ Geneatech – novembre 2021 – Généalogie Alsace – Les archives alsaciennes

Rendez-vous à la lettre V comme Variations phonétiques et à la lettre Z comme Zeugen pour d’autres histoires de signatures !

2 commentaires

  1. La signature est naturellement un outil qui pourrait se révéler utile pour un généalogiste. Si certaines personnes n’ont signé que peu de fois (à leur mariage plus les naissances/baptêmes et mariages de leurs enfants), d’autres ont été de nombreuses fois témoins de ces événements et des décès.
    Mais peut-on toujours identifier une personne à sa signature ?
    Il m’est arrivé d’observer avec de fortes certitudes que la signature d’une personne peut évoluer entre son mariage et par exemple la naissance d’un enfant. Seul peut-être un professionnel de la graphologie pourrait répondre à ce type de problème.
    Ailleurs et bien plus rarement, c’est le curé qui a donné de sa personne pour pallier l’analphabétisme des époux : il a signé lui-même à la place de chacun. C’est flagrant en observant l’écriture de l’ensemble de l’acte de mariage.

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    1. Merci beaucoup Pierre pour ce très intéressant commentaire. Le thème des signatures de nos ancêtres est passionnnant et mérite en effet qu’on se penche attentivement sur les archives. Le sujet de la lettre Z devrait vous intéresser ! LM

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